Note de lecture : Le monde selon Amazon

Le monde selon Amazon

Un jeune journaliste, Jean-Baptiste Malet, décide d’infiltrer le leader mondial de la vente en ligne à l’occasion des fêtes de Noël 2012, durant lesquelles l’entreprise recrute des milliers d’intérimaires pour ces plateformes logistiques où sont stockés, triés, emballés et envoyés les innombrables « produits culturels » que le géant américain propose sur Internet. Après un long et difficile processus de sélection, il intègre l’équipe de nuit affectée à l’entrepôt de Montélimar.

C’est une plongée dans un monde inconnu pour l’infiltré ; ce qu’il y a derrière le clic du client, l’alibi du produit culturel, des tarifs préférentiels, des délais ultra courts d’envoi…
C’est d’abord un monde taylorisé et stakhanoviste à l’extrême avec quatre grands type de postes tout aussi contrôlés, répétitifs et peu qualifiés les uns que les autres. C’est surtout un monde managérial où les valeurs de l’entreprise sont omni présentes, explicitement comparées à celles de l’armée (leadership, discipline, organisation) tout en mettant l’accent sur la motivation de s salariés et la fierté d’appartenance à l’entreprise, avec cette étonnante devise Work hard, have fun, make history.

En une demie journée de formation, il faut avoir appris les règles du jeu et surtout intégré la novlangue de l’entreprise : le pickeur, sous le contrôle permanent de son lead est chargé d’extraire des bins (cellule de rayonnage) à l’aide de son scan qu’il envoie se faire emballer à la chaîne par un packeur. Le management repose en fait sur deux exigences a priori contradictoires, qui ne peuvent coexister que grâce à la carotte de l’accès, largement mythique, au CDI et aux postes d’encadrement et une guerre ouverte aux syndicats :

– Une motivation sans faille, mais sous contrainte, qui doit être affichée dès le début du processus de recrutement :« Tout le monde est motivé ? Si vous réussissez le test oral et le test en usine, vous décrochez un contrat d’une semaine. Vous devez être très efficace, montrez que vous êtes volontaire. S’ils sont contents de vous Amazon renouvellera alors le contrat pour une semaine. Vous serez renouvelé de semaine en semaine. Vous serez appelé le vendredi, au plus tard le samedi pour le lundi » (p.38).
– Un contrôle extrême et systématique du travail ouvrier : « En production, grâce au système de gestion totalement informatisé, chaque supérieur hiérarchique sait en temps réel quel article un packeur est en train d’emballer, ou quel produit un pickeur est en train de prélever, mais aussi dans quel zone de rayonnage il se trouve, à quel rythme il travaille, ou quels sont les temps de pause suspects (…) il est « tracé » en permanence par son scan wifi, qui transmet en continu toutes les informations qu’il enregistre » (p. 86).

Ce petit livre de 150 pages est d’une lecture facile et rapide. Il illustre bien l’intérêt et les limites de type de travail d’infiltration. Côté limites, les présentations trop générales de l’entreprise, de son économie et de son management apparaissent quelques fois superficielles. Côté intérêt, la description précise du quotidien, des petits riens, des détails souvent très révélateurs comme cette consigne donnée par la formatrice concernant le parking de l’entreprise : « Ah oui, le parking. Que ce soit pour votre test ou pour votre travail, vous devez impérativement respecter la limite de vitesse de 15 km/h. Vous devez impérativement vous garer en marche arrière. Si vous êtes mal garé, que vous mordez une ligne blanche, vous avez un premier avertissement de la sécurité. La deuxième fois, c’est la fourrière » (p. 39).

Reste que l’intérêt principal est ce regard de l’intérieur d’un intérimaire que le quotidien rend presque comme les autres ; cette description au jour le jour de ce que le travail imprime au corps du travailleur : « Le bouleversement biologique dans mon corps est indiscutable. Si je peine à finir les nuits de travail, où les marches forcées semblent interminables, l’intense effort physique n’aide pas pour autant à trouver le sommeil une fois couché. Chaque matin,
lorsque j’arrive enfin chez moi, j’avale d’abord un petit-déjeuner et rédige ensuite pendant près d’une heure mon journal de bord. Chaque matin, je suis le premier surpris de constater la profusion des choses vues. L’écriture est le seul moment agréable de ma journée, mais le plaisir est gâché par la fatigue. Plus tard, il me faudra une discipline de fer pour tenir ce rythme, mon corps ordonnant que je me couche, contre ma tête exigeant pour sa part un compte rendu détaillé de la nuit à l’usine » (p. 97).

Le livre rend compte intimement de l’expérience du travail et la retranscription du quotidien avec difficulté sur le petit carnet de terrain, produit alors un style vif et tranchant, une écriture « rapide bien que plus gauche qu’à l’accoutumé ». Ces petits moments de vécu arrachés à un travail harassant sont sans doute l’attrait principal de cet ouvrage et en font un plaidoyer convainquant contre ce type de management inhumain.