La découverte du travail photographique de Guy Hersant

ECOLE DES OFFICIERS DE LA GENDARMERIE NATIONALE. Elèves Officiers au Centre de documentation. Melun. Hiver 2011. © Guy Hersant
Guy Hersant est un photographe dont la déjà longue trajectoire artistique l’a récemment entrainé à réaliser une série sur le monde du travail. Cette série, intitulée « Pose travail » fait l’objet d’une exposition au musée départemental de la Seine et Marne, ainsi que d’un bel ouvrage publié aux éditions Snoeck. Pour la réaliser, G. Hersant a parcouru le département à la rencontre de ses travailleurs, afin de réaliser des portraits de groupe conçus comme des parenthèses dans les journées et sur les lieux de travail. Conjointement au travail photographique, une mission ethnologique basée sur des entretiens a été réalisée par Dominique Le Tirant et dont les textes figurent dans le livre, en regard des photos. Chercheur au laboratoire Printemps, Morgan Jouvenet a aussi écrit un texte pour ce catalogue. Il revient dans cet entretien sur la découverte de ce travail photographique.

Comment as-tu été amené à écrire un texte pour le catalogue de « Pose travail » ?

En fait j’ai rencontré Guy – ou plutôt ses photos – par hasard, au cours d’une promenade en famille, au Guilvinec. Il se trouve que j’ai grandi là-bas, dans cette petite commune du Finistère sud qui est surtout connue pour son port de pêche, et que j’y retourne régulièrement. En 2011 il y avait dans un espace attenant à la criée une exposition de ses photos réalisées sur – mais aussi avec – les élèves de l’école de pêche locale. C’est une école dont j’ai vu construire les nouveaux bâtiments tout près de chez moi à l’époque et donc que je connaissais très bien, sans pourtant avoir jamais eu l’occasion de voir ce qu’il s’y passait. Et par ailleurs de vieilles connaissances et des personnes de ma famille l’ont fréquentée. Sans parler de l’omniprésence de la culture du marin-pêcheur dans mon entourage proche. Donc la démarche du photographe sur cet univers qui m’est très familier, c’est le cas de le dire, m’a intéressé. En plus j’ai trouvé les photos très belles, aussi bien les portraits que les clichés réalisés sur les bateaux lors des sorties en mer. Dans l’exposition il n’y avait pas de catalogue, et quand je suis rentré à Paris j’ai essayé de mettre la main dessus via internet. J’ai fini par écrire directement au photographe, et Guy m’a répondu qu’il n’y avait rien de publié sur ce travail mais qu’il pouvait m’envoyer autre chose. Nous avons commencé par échanger des courriels et puis finalement on s’est rencontré, et c’est là qu’il m’a parlé de son travail en cours en Seine et Marne (et de son catalogue).


GH3_maraîcher de plein champ (640×320)
ENTREPRISE BEHURET. Ouvriers agricoles, saisonniers, chauffeur de poids lourds, salarié gérant. Récolte de feuille de chêne rouge. Chailly-en-Bière. Juillet 2011. © Guy Hersant
Il t’a montré les photos qu’il prenait pour ce projet ?

Oui, il apportait des impressions A4 des photos réalisées récemment et on discutait de ses choix, et plus généralement de la manière dont il conduisait son projet. J’ai trouvé les photos très bien, même mal imprimées, et puis c’était assez passionnant de voir comment il s’y prenait pour imposer ses idées esthétiques dans un contexte pas très évident, au fil d’un parcours qui le menait au contact de personnalités et dans des lieux très différents. Le décalage entre la cohérence de sa démarche, sa concentration sur une ligne artistique, et l’environnement dans lequel il cherchait à la déployer m’intriguait. Il faut aussi dire qu’entretemps je me suis intéressé à l’ensemble de l’œuvre de Guy, et j’y ai retrouvé des choses que j’aime beaucoup dans la photo contemporaine, notamment les qualités de l’« objectivité » attachée à l’école de Düsseldorf, dans la suite des séries des Becher, etc. Guy n’a jamais trop fréquenté le circuit des galeries, mais je trouve qu’au long de sa carrière il a réalisé des séries qu’on peut tout à fait rapprocher de certains courants ou certains auteurs désormais bien connus dans l’histoire de la photo (comme T. Struth par exemple).

C’est ce que tu dis dans le texte du catalogue ?

Oui, je le mentionne. Mais il s’agissait aussi de relever l’originalité de la série, en particulier par rapport à l’histoire de la photo de travail. Il y a bien sûr eu des études fouillées sur la question, et donc j’ai essayé de situer le projet de Guy par rapport à ce corpus. L’idée était même de montrer leurs qualités en regard du savoir sociologique sur le travail. Vaste programme !


GH4_ONF forestiers
ONF, agence de Fontainebleau, unité territoriale. Equipe de martelage : marteleurs, marteleur responsable de la coupe, marteleuse-directrice de martelage, pointeur. Martelage de coupe d’amélioration. Forêt de Fontainebleau. Hiver 2011. © Guy Hersant
Plus sérieusement, j’ai essayé de mettre en valeur le pouvoir de « mise en intrigue » de l’ordinaire du travail dans cette série. De mon point de vue, elle offre de très belles images de l’équilibre entre le groupe et l’individu à l’œuvre dans les collectifs de travail. Et je trouve que les qualités de Pose travail reposent aussi sur ce que les photos laissent percevoir du hors-cadre : Guy a trouvé une façon de suggérer, dans ces images, le rapport de continuité et de rupture que le « moment de la pose » entretient avec le flux de l’activité – celles des travailleurs à l’image, mais aussi la sienne. La dramaturgie de la démarche artistique, telle qu’elle peut se déployer dans de tels environnements, est visible à l’œil nu, et j’ai aussi été sensible à ça – peut-être une déformation professionnelle ! Ses photos – certaines sont magnifiques – exploitent en tout cas au mieux ce temps de la pose, comme une espèce de parenthèse ouverte dans les routines du quotidien : ce sont des images d’une certaine relâche, d’un moment de suspension des tensions et attentions, qui éclate ou réaligne le groupe. Guy revient d’ailleurs sur les aléas du dispositif de création de cette série dans son propre texte du catalogue de Pose travail, et on voit comment il a composé avec, suivant les règles qu’il s’était fixé.


GH5_SNECMA (640×320)
SNECMA, site de Villaroche. Atelier de montage. Monteurs. Réau. Hiver 2011. © Guy Hersant
Parce qu’il suit des règles ?

Oui, il y a une part d’improvisation, forcément, mais comme je l’ai dit, il y a aussi une ligne esthétique qui nécessite l’invention de quelques règles. Et celles que Guy a choisies l’empêchent, heureusement à mon sens, de faire dans le pittoresque ou le folklorique – ce qui était sans doute un risque important sur ce type de terrain. Au contraire, les photos renvoient une image très équilibrée du travail, et l’impression qui se dégage est celle d’une esthétique très tempérée. Je le dis aussi dans le texte, elles m’ont d’ailleurs fait penser au livre de Becker sur les diverses manières de construire des représentations du monde social [Becker H., 2007, Telling About Society, Chicago & London, The University of Chicago Press], dans le sens où en les voyant les similitudes que Becker relève entre certains travaux photographiques et certains instruments scientifiques, comme les tableaux ou les diagrammes, paraissent très justes. C’est une façon de dire que la série Pose travail a aussi l’aura d’un « espace conceptuel », pour reprendre les termes de Becker, parce qu’elle invite à se livrer à un jeu des rapprochements et des distinctions qui assure ou bouscule les catégories de perception ordinaires. Pour le dire autrement, on y repère des « airs de famille » qui sont au principe de la mise en ordre d’un monde – le monde du travail contemporain ici. C’est aussi pour cela que, comme pour les photos de W. Evans, par exemple, que Becker commente, voir l’ensemble des images influence notre compréhension de chacune d’entre elle. Il ne faut donc pas se contenter de celles qui sont présentées sur ce carnet, mais aller voir l’exposition ou se procurer son catalogue !

Exposition « Pose Travail », au musée de la Seine-et-Marne, du 23 mars – 29 décembre 2013. Renseignements pratiques sur le site : http://www.musee-seine-et-marne.fr/agenda/events/384

Catalogue : Baron Evelyne (dir.), Pose Travail, Genk, Éditions Snoeck.

Voir aussi le site internet de Guy Hersant : http://www.guy-hersant.com/