« Je suis cinéaste et j’ai coréalisé plusieurs projets sur la souffrance au travail dont un film intitulé « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés » dans lequel deux médecins et une psychologue reçoivent des patients qui rencontrent des difficultés au travail. J’ai également coréalisé « Mon diplôme, c’est mon corps » qui est un récit de femme de ménage. Enfin, une radio sur la problématique de la santé au travail, en particulier sur les cas de suicides dans plusieurs milieux professionnels. Des documents sur ces réalisations sont accessibles sur www.alteregofilms.be
Aujourd’hui, je suis embarquée dans un projet collectif ambitieux : je souhaite collecter des « rêves de travail » afin de rendre compte du mal-être de notre époque. Le rêve est un moyen de connaissance du monde. Certains rêves individuels en disent long sur ce que l’on vit au quotidien, sur le monde du travail tel qu’il va ou ne va plus. Mon intérêt porte sur les rêves manifestes, ceux que vous identifiez vous-même comme étant en relation directe avec votre vie ordinaire au travail.
Selon moi, une grande collecte de rêves de travail pourra faire le portrait du « monde du travail » actuel et en proposer un récit significatif à travers une matière forte, fulgurante. Je travaille en collaboration avec des médecins engagés et des délégués syndicaux, à Bruxelles et en Wallonie, qui m’aident à avoir accès aux rêveurs et à leurs rêves de travail.
J’ai commencé à collecter les premiers rêves qui racontent mieux qu’un long discours :
Une gérante de rayons d’un grand magasin à Bruxelles raconte :
« Je rêve que tous les camions de la société arrivent dans ma rue. Il y a des dizaines de gros camions qui se suivent à la queue leu leu. Des rouges, des bleus, des verts, c’est sans fin. Ils débarquent tous leurs palettes pleines devant chez moi. L’un après l’autre. Les palettes s’empilent par dizaines, elles montent plus haut que les maisons. Moi je suis à l’intérieur de chez moi, j’essaye d’ouvrir ma petite porte mais je suis coincée. Je pousse de toutes mes forces, mais je n’arrive plus à sortir. Je suis enfermée devant un mur de palettes, une montagne de produits. »
Elle explique : « Je travaille depuis onze ans dans une surface hard discount comme gérante de secteur. Je suis passée de caissière à réassortisseuse puis gérante de rayons. Au début, j’ai vécu cela comme une promotion sociale, je gagnais quelques centaines d’euros en plus. Mais c’est beaucoup de responsabilités supplémentaires : je dois gérer seule toutes les commandes qui sont faites au-dessus de moi et dont je ne maîtrise même pas le contenu par rapport à notre propre clientèle. J’ai aussi une pression permanente. Nous sommes évalués sur nos performances de vente, rayon par rayon, produit par produit. Pour motiver le personnel, les résultats sont affichés au jour le jour avec des systèmes de notations. L’ambiance de travail est de plus en plus mauvaise. Depuis ma promotion, je travaille beaucoup plus, je rentre plus tard chez moi, c’est la course permanente. Au final, je ne gagne pas plus car j’achète davantage de plats préparés et mon plus petit est plus souvent en crèche. Je n’en pouvais plus, j’ai craqué. »
Un homme, 45 ans, dit : « Quand je suis arrivé en Europe avec ma femme, j’ai travaillé 3 ans pour Daf, une entreprise de fabrication de camions aux Pays-Bas. C’était très dur là-bas mais j’ai tenu le plus longtemps possible car notre situation dépendait complètement de mon travail. Je viens du Mali, je n’avais encore jamais travaillé à la chaîne. La première chaîne que j’ai vue, c’est quand je suis arrivé chez Daf ! »
Il raconte : « Dans mon cauchemar, je suis en rond avec les autres ouvriers et les camions tournent autour de nous. Le travail se fait en cercle et chacun fait sa tâche à son poste. Mon travail, c’est de mettre une pièce à l’arrière du camion et de la caler. Mais les camions sont plus nombreux et ils vont de plus en plus vite, alors mes bras commencent à s’enrouler autour de mon corps car je n’arrive plus à suivre le rythme. Mes bras s’enroulent, s’enroulent, s’enroulent et finissent par me serrer comme une corde. Mes mains se détachent brusquement de mes bras, et, à ce moment-là, mon corps part littéralement en vrille et je me mets à répéter au rythme de la chaîne : Daf daf daf daf daf… ! »
Alors, rêvez-vous aussi du travail ?
Si cet appel aux « rêves de travail » vous interpelle, si vous vous sentez concerné et que vous souhaitez participer, parlez-en à votre personne relais ou contactez-moi : sophiebruneau@alteregofilms.be
C’est l’accumulation des rêves individuels qui donnera une force collective au projet.
Merci pour votre intérêt et, je l’espère, votre future collaboration,
Sophie Bruneau »