Le travail envahit notre vie et le cinéma en rend compte

Quatre films de fiction récents, présentés en avant première au festival international du film de La Rochelle illustre bien cette tendance. Abordant des questions a priori éloignées (la maladie, le décès d’un proche, la passion, les relations filiales, le choix du conjoint), ces films font du travail, plus qu’un contexte ou une toile de fond, un élément essentiel orientant les destins individuels et les relations sociales.

Mia madre de Nanni Moretti (Italie/France, Fiction, 2015, 1h42, en sélection officielle au festival de Cannes) est d’abord un drame familial vécu par une quinquagénaire active qui voit à la fois sa mère s’éteindre à l’hôpital, sa fille en crise d’adolescence et des remous dans sa vie sentimentale. Mais ces tumultes d’ordre privé cachent mal l’importance et l’omniprésence du travail : ainsi Margherita, personnage principal du film, artiste engagée et réalisatrice d’un film sur une lutte sociale dans une grande entreprise industrielle, apparaît bien souvent au bord du burn out, stressée par les caprices de la vedette américaine de son film ou culpabilisée par un frère qui sait prendre des distances avec son travail.

En fait, le film dresse un tableau réaliste et subtil des difficultés du travail au féminin et en particulier des activités d’encadrement à fortes responsabilités : nécessité d’en faire toujours plus et mieux, pour justifier de sa position sociale ; difficulté de se faire reconnaître dans un univers encore très masculin voire machiste ; poids supplémentaire du travail domestique ; perméabilité et limites floues entre sphère publique et sphère privée…

At Home de Athanasios Karanikolas (Grèce/Allemagne, fiction, 2014, 1h43) nous parle aussi du travail qui envahit le temps, l’espace et la vie de ceux qui l’exercent. Nadja, immigrée géorgienne, travaille de longue date comme domestique ou gouvernante d’une famille aisée. Elle semble parfaitement intégrée tant dans la famille que dans la société grecque, jusqu’à ce que le diagnostic d’une maladie grave révèle sa situation de travailleuse non déclarée, sans assurance maladie ni couverture sociale. Les liens en apparence étroits avec la famille qui l’emploie se défont rapidement.

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At Home offre un portrait tout en délicatesse d’une domestique, cultivée et réservée, loin des clichés habituels soit de la soumission totale soit de la révolte profonde. Cependant la relation salariale non déclarée s’avère d’une grande brutalité même si les protagonistes sont présentés de manière nuancée. Le film montre comment le travail oriente les comportements et les pensées mais aussi marque les corps : celui de Nadja, mais aussi celui du chef de famille qui décide de se séparer de la domestique malade et qui constate lui même que le stress lié à sa carrière de cadre supérieur imprime des tâches rouges sur son corps.

Until i lose my Breath de Emine Emel Balei (Turquie/Allemagne, fiction, 2015, 1h34, en sélection au festival de Berlin) fait également du travail le cœur de notre existence même si le film aborde des questions plus intimes comme la relation père/fille. Encore adolescente, Serap, orpheline de mère, souhaite par dessus tout vivre avec son père et partager avec lui un appartement à Istanbul, comme il lui a maintes fois promis… Mais la sphère familiale s’avère pleine de déconvenues entre le contrôle que veut exercer sa sœur et les mensonges à répétition du père.

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Elle est déjà employée dans un atelier de confection et, même si le travail est difficile, il lui offre non seulement un cadre mais aussi de nombreuses ressources : salaire, réseau amical, première rencontre amoureuse… Elle finit par dormir sur son lieu de travail et le film trace un portrait contrasté de l’entreprise et notamment de la figure de la patronne, à la fois autoritaire et généreuse. C’est un point commun entre ces trois films qui montrent le travail sous sa double face, contraintes et ressources, et soulignent la place centrale qu’il occupe dans les existences individuelles et les relations sociales.

Ce point de vue est sans doute partagé par Alain Cavalier (Le Caravage, France, documentaire, 2015, 1h10) qui, avec son regard aigu de « filmeur », nous donne à voir le travail de Bartabas et de sa troupe d’opéra équestre : celui du cavalier, celui du cheval et surtout celui du couple qu’ils forment. Mais aussi celui des palefrenières qu’il saisit de manière précise et empathique comme il l’avait fait dans les années 1980 avec sa série de portraits (1987 – France – 13 minutes – 24 épisodes) dans l’objectif d’« archiver le travail manuel féminin ».

Pour sa part, Jia Zhang-Ke (Mountains may depart, Chine/France/Japon, fiction, 2015, 2h11, en compétition officielle au festival de Cannes) adopte une approche à la fois plus classique et plus radicale : les destins individuels sont largement déterminés par la place des individus dans le système de production. En 1999, Tao, une jeune fille de Fenyang, est courtisée par deux amis d’enfance : l’un travaille à la mine, l’autre fait des affaires et paraît promis à un avenir brillant. Même si elle semble plus attirée par le premier, elle choisira le second et lui donnera un fils, Dollar.

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Le film explore l’impact de l’économie sur les sentiments. En trois épisodes et sur une longue période d’un quart de siècle, Jia Zhang Ke suit la destinée de ses personnages, leurs joies et leurs peines, leurs espérances et leurs désillusions, ballotés entre les bouleversements économiques d’une Chine en pleine mutation et d’une Australie mythique et futuriste. Le film qui nous projette en 2024 se termine cependant par une note optimiste : l’argent et le capital économique ne permettent pas tout ; les logiques culturelles et les choix individuels peuvent quelquefois orienter les destinées.

Tous ces films, dont la plupart sortira en salle en France cet automne, nous rappelle avec force que le travail reste le temps social dominant, qu’il s’impose à nous, y compris dans la sphère privée, et ceci quelle que soit notre position dans la division sociale du travail. Il oriente les pratiques, les pensées, les comportements et en fin de compte pèse sur les destinées individuelles. Il s’immisce de plus en plus dans la sphère domestique et ce n’est sans doute pas un hasard si ces films mettent d’abord en scène le travail des femmes, les premières concernées par cette nouvelle perméabilité des frontières entre travail et hors travail.

Jean-Paul Géhin, septembre 2015