San Siro de Yuri Ancarani : un regard artistique sur le travail

Sélectionné dans le cadre de la compétition internationale de courts-métrages lors de la 37ème édition du festival Cinéma du Réel à Beaubourg, « San Siro », de Yuri Ancarani, nous projette au cœur du grand stade milanais. C’est une étonnante immersion dans l’un des principaux temples du football où s’opère ce rite moderne, avec ses prêtres, ses afficionados et ses dieux vivants. Pourtant, dans ce court métrage, Yuri Ancarani ne s’intéresse guère aux pratiques sportives, ni même aux footballeurs millionnaires et au spectacle qu’ils offrent. Ce que montre le cinéaste italien, c’est ce qui précède l’événement, les coulisses du spectacle, ce qui est indispensable au déroulement du match : des kilomètres de câbles, des hectares de parkings, des centaines de marches, des milliers de supporters et surtout des dizaines de travailleurs avec chacun ses tâches, sa fonction, son savoir faire…

SAN SIRO Yuri  Ancarani

On découvre tout un monde du travail, étonnant, secret et particulièrement riche en couleurs et en sons qui jouent un rôle déterminant dans la perception et le travail de création du réalisateur. Nous sommes plongés dans un univers gris, pluvieux, minéral et dominé par le béton. Le stade est filmé comme un énorme organe de béton où les seules traces de vie sont les travailleurs, qui d’ailleurs contrastent avec le gris ambiant par quelques tâches de couleurs vives : le manche des outils, les chaussures ou les cirés. Ce sont en effet les différentes activités, les divers corps de métier qui font vivre le stade et rendent possible le spectacle. Comme il l’explique dans cet entretien réalisé par le festival du cinéma du réel, Yuri Ancarani a découvert ce monde en suivant les camions régie de la télévision dans le stade.

En développant un point de vue décalé sur ce temple marchand (qui d’ailleurs porte le nom d’un saint), le réalisateur nous propose un regard perçant sur le travail, les travailleurs et les activités : la force et la précision des tireurs de câbles, les répétitions sans fin des jeux de clefs des concierges, l’étonnant ballet des poseurs de barrières métalliques tout de jaune vêtus, la concentration des footballeurs entrant dans le stade, comme happés dans leur monde intérieur, les compétences secrètes des jardiniers, grands maîtres de la pelouse et manieurs de pétards anti-pigeons.

Yuri Ancarani accorde une très grande importance à la forme, tant le son que l’image, nous présentant de manière sublimée le travail manuel et ses activités somme toute répétitives et souvent peu qualifiées. C’est la marque de fabrique de ce réalisateur qui a consacré une trilogie sur la notion de travail : l’éblouissant (au double sens du terme) « Il Capo » (2010) montrant le travail de précision des conducteurs (d’énormes) engins dans une carrière de marbre écrasée de soleil ; « Piattaforma Luna » (2011) qui suit le travail d’une équipe de six plongeurs spécialisés dans le travail en eaux profondes ; « Da Vinci » (2012), qui correspond au nom d’un robot aidant les chirurgiens dans des opérations délicates. Avec San Siro, il continue à mettre en valeur avec une grande sensibilité le travail humain au quotidien, nous rappelant au passage qu’il est vain et artificiel d’opposer esthétisation des images et analyse du travail.

La forme est au service du projet du documentariste, issu d’une famille de travailleurs manuels, visant à mettre en valeur la fausse banalité du travail et à rendre visibles les travailleurs de l’ombre. Dans San Siro, par de longs plans fixes, souvent resserrés sur les mains, les pieds, les visages, les outils, il oriente notre attention sur la beauté de leurs gestes et de leurs actions. Le montage alterne les plans, longs ou courts, larges ou rapprochés, en plongée ou contre plongée mettant en relief les contrastes entre la grisaille du béton et les humains colorés, entre le calme des travailleurs et la montée de l’effervescence de l’avant match.

Le travail sur la bande son est tout aussi remarquable. Pas de commentaires, de voix off, d’entretiens, de dialogues. Juste des sons directs, issus des activités de travail : le crissement des barrières métallique sur le béton, le chuintement des câbles, l’entrechoquement des clefs dans les serrures, le tintement des gouttes de pluie dans les flaques, l’explosion des pétards dans le stade et progressivement la montée incessante du bruit sourd des spectateurs remplissant les tribunes. Ce dispositif présente l’intérêt de mettre en valeur les gestes et les actions des différents corps de métier. En revanche, elle montre des salariés muets et isolés alors que le travail est souvent collectif rendant nécessaire la parole et les dialogues… ou encore les gestes comme le réalisateur l’a montré dans « Il Capo ».

https://www.nowness.com/story/artist-yuri-ancarani-il-capo

Jean-Paul Géhin, juin 2015